Evariste-Prince Funga Molima

Depuis le 20 novembre dernier, la RDC vit une période très cruciale, qu’est la campagne électorale pour les élections de décembre 2023. La période électorale n’a pas d’ami, ni de frère et de sœur, c’est un moment où personne n’a confiance en son proche, ni même à son image. Et, en RDC, tout candidat croit gagner les élections, même en rêve.

Ce qui nous intéresse de plus dans cet entretien avec l’un des juristes de renom du pays, Évariste-Prince Funga Molima Mwata, Président au Conseil d’Etat, ancien membre de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême de justice, c’est la preuve en la matière electorale dont ce chevronné de la magistrature nous parle. (Interview exclusive)

Quelle lecture faites-vous du processus électoral en RD Congo, à ce moment où nous préparons le 4ème cycle ?

Evariste-Prince Funga Molima Mwata : Quoiqu’il soit possible de penser la démocratie au-delà des élections, l’organisation régulière d’élections libres et transparentes est le critère le plus souvent utilisé, à l’échelle internationale, pour évaluer le caractère démocratique d’un État. 

Les élections, moments forts d’une démocratie, demeurent un processus dont la régularité conditionne la légitimité des élus appelés à siéger au sein des institutions dans le cadre des mandats représentatifs. En République démocratique du Congo, cette régularité est, en amont, assurée par la Commission électorale nationale indépendante, CENI, en vertu du troisième alinéa de l’article 211 de la Constitution. Par ailleurs, une phase purement juridictionnelle intervient en aval des opérations électorales. Il s’agit du contentieux électoral. 

Martin Mulumba et Evariste-prince Funga
Martin Mulumba et Evariste-prince Funga

Vous parlez du contentieux électoral, c’est un point important qui divise les membres d’une même famille politique ?

E-PFMM : Un contentieux électoral a pour objet de vérifier la régularité des actes et la validité des résultats des élections. Il réunit le contentieux électoral proprement dit, c’est-à-dire les contentieux des candidatures et des résultats, ainsi que le contentieux répressif qui tend à assurer la sanction des actes de fraude commis à l’occasion des élections.

Suivant la répartition des compétences opérée par le droit positif, diverses juridictions sont appelées à connaitre, selon le scrutin concerné, des recours juridictionnels formés par des requérants justifiant, selon le cas, d’un intérêt à agir. 

Porteurs de prétentions tendant à contester les décisions déclarant irrecevables leurs candidatures ou celles proclamant les résultats provisoires des élections, les auteurs de la saisine du juge électoral sont tenus, comme dans tout procès, d’apporter des éléments de preuve en appui de leurs prétentions. 

Les éléments de preuve. Qui les apporte ?

E-PFMM : Comme on le sait, faire la preuve dans un procès consiste à produire des éléments qui détermineront la décision du juge. La preuve est, en effet, dans un sens large, l’établissement de la réalité d’un fait ou de l’existence d’un acte juridique. Mais dans un sens plus restreint, elle est un procédé utilisé à cette fin (écrit, témoignage…). C’est le contestateur qui en est sensé les apporter. 

Les éléments de preuve peuvent-ils changer un résultat ?

Exactement. S’agissant du juge électoral dont les décisions peuvent, en contentieux des résultats, conduire à la rectification d’un résultat erroné ou même à l’annulation totale ou partielle du vote au cas où les irrégularités retenues ont pu avoir une influence déterminante sur le résultat du scrutin, la question de la preuve se pose de façon particulière. Il importe d’en connaître le cadre principiel (I) avant de s’interroger sur les difficultés ou contraintes pratiques dans le cadre d’une bonne administration de la preuve devant le juge électoral (II). 

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Que peut-on entendre par le cadre principiel de la preuve en matière électorale ? 

E-PFMM : L’étude du cadre principiel de la preuve en matière électorale nous amène à affirmer que la preuve est faite par tout moyen, et que sa charge incombe au demandeur.

Pouvons-nous croire que la preuve est faite par tous les moyens ?

E-PFMM : Il importe de rappeler que dans le système romano-

Germanique dont relève le droit congolais, on distingue, en général, deux modes d’administration de la preuve. Celle-ci est dite légale lorsque les moyens de preuve sont préalablement déterminés et imposés par la loi. Dans le cas contraire, on dit que la preuve est libre ou morale. 

Comment peut-on comprendre que la preuve est libre ou morale ?

En matière électorale, il est admis que la liberté de la preuve est la règle. Tous les moyens de preuve sont donc admissibles ici. Le juge électoral veillera cependant à garantir le respect de l’exigence de loyauté qui se présente comme un tempérament dans la mobilisation des éléments de preuve à produire dans le cadre du procès. Autant dire que seront systématiquement écartés du débat, tous éléments de preuve obtenus par des moyens frauduleux ou malhonnêtes.

Je peux ajouter que le principe ci-dessus implique donc une absence de hiérarchisation de la preuve en matière électorale, en sorte que devant le juge électoral, toutes les preuves se valent. 

Il est néanmoins utile de relever qu’en tant que contentieux publics, les contentieux électoraux sont essentiellement fondés sur des pièces. Le juge électoral se montrera plus sensible dans l’examen des actes faisant foi, produits au dossier d’une cause afin de fonder son ultime conviction.

A titre illustratif, il est de jurisprudence établie qu’une pièce produite en photocopie libre ne saurait faire foi.

Mais à qui revient la charge de la preuve dans un contentieux électoral ?

On doit savoir que la charge de la preuve incombe au demandeur. Il appartient à celui qui saisit le juge électoral d’apporter, en appui de sa requête, des éléments de preuve de nature à justifier le fondement de sa demande. Inversement c’est à quiconque conteste la preuve ainsi rapportée d’en produire une contraire.

Comment peut-on présenter un juge électoral ?

E-PFMM : En vertu de son pouvoir inquisitorial, le juge électoral peut se présenter comme un juge actif. Il peut, dans l’intérêt de la procédure entreprise, alléger cette charge incombant, en principe, au seul demandeur, en participant activement à la manifestation de la vérité judiciaire et à l’établissement des faits, sans pour autant sortir du cadre du dossier qui lui est soumis, ni s’émanciper des éléments probants produits par les parties à cet effet. 

Quels sont les moyens admis comme preuve devant le juge électoral ?

E-PFMM : Sont ainsi admis comme moyens de preuve devant le juge électoral, selon le cas, notamment :

1. En contentieux des candidatures : la production d’un récépissé du dépôt de la candidature, la preuve de la nationalité congolaise (en l’occurrence un certificat de nationalité), la preuve de l’âge requis, la preuve de l’amnistie pour les personnes antérieurement et irrévocablement condamnées, la preuve d’une mise en disponibilité, s’agissant d’un fonctionnaire ou agent de l’État ou celle de la démission dûment acceptée pour un membre des Forces armées ou de la Police nationale, la preuve du paiement de la caution, etc.

Lire :  L’ODEP épingle la gestion de la CENI : dépassement budgétaire, opacité des décaissements…

2. En contentieux des résultats électoraux : les plaintes ou dénonciations de fraudes faites à un officier public, les fiches électorales, les rapports et actes des témoins, ou les procès-verbaux dressés par un greffier commis.

Il importe toutefois de relever que si les requérants disposent d’un vaste éventail de moyens de preuve pour convaincre le juge électoral du bien-fondé de leurs réclamations, des contraintes pratiques viennent se présenter, à bien des égards, comme de véritables entraves à la bonne administration de la justice électorale. 

Il y a quelque chose à retenir sur des contraintes de la preuve devant le juge électoral ?

Des contraintes pratiques à une bonne administration de la preuve devant le juge électoral sont nombreuses. 

On pourrait longtemps épiloguer sur les difficultés que rencontre le juge électoral dans sa mission de dire le droit. Ces difficultés sont certes nombreuses. Mais dans le cadre restreint de cette présentation, limitons-nous aux deux situations suivantes.

L’on relèvera, d’une part, les difficultés nouvelles résultant du recours au vote électronique ou semi-électronique, et d’autre part, la problématique de l’extrême brièveté des délais légaux à respecter dans le traitement des recours.

Les votes électronique et semi-électronique suscitent aussi les mêmes moyens de présenter les preuves ?

 E-PFMM : La difficulté de la preuve à l’ère de l’introduction du vote électronique ou semi-électronique 

A l’issue d’un atelier tenu à Praia, au Cap Vert, les 22 et 23 novembre 2017, sur l’utilisation des nouvelles technologies dans les processus électoraux, les participants avaient noté que « L’introduction des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) dans le processus électoral suscite de l’intérêt parmi les électeurs et les professionnels du monde entier, mais aussi des inquiétudes ».

A propos du vote par internet et du vote électronique justement, Gérard-David Desrameaux s’interroge : « Qui est en mesure de garantir que ce type de vote soit en mesure d’assurer le secret du vote ? Les garanties paraissent en effet aléatoires et face à des agissements douteux, des manipulations d’experts, de

« Sachants » en matière d’informatique, l’électeur peut se sentir floué ou dépossédé d’un droit : celui de s’exprimer en toute indépendance, dans le secret de sa conscience… Or, il est légitime de considérer que le vote électronique ne présente pas à cet égard toutes les garanties, eu égard notamment, si je puis dire, à l’inégalité des citoyens face aux techniques informatiques et à la plus ou moins bonne maîtrise d’un outil qui a pu montrer et montre encore vers quelles dérives un pouvoir informatique non maîtrisé peut conduire ». Il rejoint de la sorte les préoccupations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) de France qui, dans sa délibération du 24 novembre 2010, s’est dit pour les élections politiques ». 

 Qu’en dites-vous de l’expérience passée de l’utilisation des machines à voter ?

Avec l’utilisation des machines à voter, l’expérience du traitement des contentieux des dernières élections législatives a été révélatrice d’une sérieuse difficulté non seulement pour les candidats à mobiliser les éléments de preuve littérale en appui de leurs requêtes, mais également pour le juge électoral à qui des éléments de référence pouvaient atrocement faire défaut.  

Et alors ?

On a pu déplorer, en effet, que la CENI détienne seule, en pratique, les données chiffrées contenant les détails « officiels » des opérations de vote. Car faute de transmission aux juridictions compétentes des plis contenant divers procès-verbaux et autres documents électoraux issus des bureaux de vote et des centres de compilation des résultats, on ne pouvait espérer que les seules fiches de résultats par circonscription électorale mises à la disposition du juge lui soient d’une très grande utilité et lui facilitent son travail d’arbitre entre parties litigantes.  

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On peut qualifier ça de difficulté majeure qui peut aussi compliquer le travail du juge électoral ?

Cette difficulté majeure vient davantage compliquer le travail du juge électoral, lorsque s’y ajoute la problématique des délais légaux de traitement des recours, dont le nombre va toujours croissant à chaque nouveau cycle électoral. 

A combien peut-on évaluer les délais légaux de traitement des recours ?

Aux termes de l’article 74 de la loi électorale, le délai d’examen du contentieux de l’élection présidentielle est de sept jours à compter de la date de saisine de la Cour constitutionnelle ; celui du contentieux des élections législatives, provinciales, urbaines, communales et locales est de deux mois à compter de la saisine des juridictions compétentes. 

Au regard du volume des contestations généralement portées devant les juridictions, le respect des délais légaux peut être regardé, pour le juge électoral, comme un véritable défi à relever, tandis que la difficulté de le surmonter influe considérablement sur son activité juridictionnelle, alors que c’est à lui qu’il revient de veiller activement sur la sincérité des scrutins. 

Or, ainsi que l’observe fort à propos un auteur, « une mauvaise organisation du scrutin peut négativement impacter sur le règlement du contentieux électoral, les requérants pouvant être butés aux difficultés d’apporter des preuves à l’appui de leurs recours ».

L’extrême brièveté des délais légaux constitue, en définitive, au regard de l’important volume du contentieux, un frein à l’exercice du pouvoir inquisitorial du juge dans l’administration de la preuve. 

Comment concevoir, dès lors, avec sérénité, un décompte de bulletins de vote fréquemment, sinon presque toujours sollicité par les parties requérantes – du moins lorsque ces bulletins existent, dans les conditions d’un contentieux électoral « massif » ? Comment procéder, dans un contexte marqué par des tensions récurrentes entre compétiteurs, à de véritables opérations de vérification de tous les éléments de preuve produits par les parties au procès électoral, alors que, parallèlement, les électeurs attendent avec impatience, mais aussi avec fébrilité, d’être fixés au plus vite sur leurs choix électoraux ?

Voilà autant de questions auxquelles je ne saurai répondre, mais qui invitent à une réflexion plus approfondie sur le travail du juge électoral.

S’il faut conclure, que pouvons- nous retenir de l’administration de la preuve en contentieux électoral ?

Il y a lieu de retenir, au regard de l’expérience des trois derniers cycles électoraux qu’a connus la République démocratique du Congo, que l’administration de la preuve en contentieux électoral relève d’un parcours du combattant. Si les contraintes organisationnelles tenant notamment à la vaste étendue du territoire national, aux difficultés de communication à travers le sous-continent congolais ainsi qu’à bien d’autres réalités difficiles à cerner expliquent, à bien des égards, cette situation, l’introduction de nouvelles technologies, pas toujours parfaitement maîtrisées, dans le processus organisationnel, ainsi que les contraintes temporelles particulièrement exigeantes, ne sont pas totalement étrangères à ces complications.

Ce qui est vrai pour les parties au procès l’est sans nul doute aussi pour le juge électoral.

Propos recueillis par Gel Boumbe